Guide juridique

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Guide : Jeux vidéo, dark patterns & dynamic pricing

L’évolution de l’industrie du jeu vidéo, lui a définitivement fait perdre son statut de produit de niche pour un public limité à un produit de divertissement grand public et consommé sous des formes variées par la majorité de la population.

Économiquement, le secteur vidéoludique a opéré et profité des nouveaux mécanismes économiques pour proposer des produits et services notamment à distance, en particulier avec l’essor des modèles gratuits et des microtransactions.

Apparu à partir des années 2010, le terme « dark pattern » s’est installé dans le secteur du design d’interfaces numériques pour dénoncer les pratiques de manipulations issues de l’économie comportementales (neuromarketing).

A l’inverse du « nudge » – procédé ou un dispositif qui oriente la prise de décision d’un individu, sans contrainte et dans l’intérêt de celui-ci – les dark patterns se caractérisent par des mécanismes réalisés au détriment des consommateurs.

Si les deuxièmes favorisent l’économie, les premiers soulèvent au contraire des inquiétudes pour la protection des consommateurs, aboutissant dans certains cas à des sanctions judiciaires.

Epic Games, éditeur du jeu vidéo « Fortnite » a récemment fait l’objet de plusieurs procédures, accusé de manipuler les joueurs pour les inciter à acheter, parfois de manière abusive.

Dark patterns : Interfaces dédiées à manipuler, influencer, inquiéter les consommateurs

La qualification juridique des interfaces de ventes proposant des services visant à tromper ou manipuler les utilisateurs/consommateurs/joueurs implique une distinction en plusieurs catégories :

1. Les plateformes manipulant l’attention du consommateur ou ses préférences ;

2. Les plateformes limitant la capacité d’action du consommateur ;

3. Les plateformes manipulant la désirabilité suscitant notamment une urgence à acheter/souscrire le service.

Au-delà de ces présentations, l’analyse au cas par cas des pratiques révèlent une plus grande difficulté d’identification et de qualification de ces pratiques de dark patterns compte tenu de la très grande diversité des mécanismes pouvant être utilisés : langage complexe et déroutant, manipulation émotionnelle, fausse hiérarchie des éléments, interférence d’interface, présélection, obstructions actions forcées voire harcèlement.

Interrogé sur la question, le Conseil d’Etat avait ainsi validé la conformité d’un système de bandeau cookie qui imposait soit un achat soit un changement d’avis en cas d’un premier refus d’acceptation de la collecte de données pour accéder à un site internet.

De manière humoristique, un influenceur a ainsi dénoncé le système de dark pattern en matière de désabonnement de service :

Dark patterns & jeux vidéo

Guidé par de nouveaux modèles économiques d’exploitation des jeux vidéo notamment la monétisation de ses contenus, plusieurs acteurs reconnaissent aujourd’hui à certains jeux vidéo un statut plus proche du service que du produit. 

Cette position justifie dés lors une approche de consommation basée non plus sur une vente mais sur une licence d’utilisation desdits contenus. Dans ce contexte, les mécanismes visant à rallonger les cycles de vie du jeu vidéo se sont multipliés avec des pratiques destinées à retenir le joueur.

Un nombre considérable de comportements et mécanismes de jeux vidéo peuvent être envisagés à travers le prisme de la manipulation comportementale du jeu :

Dark patterns fondés sur le temps avec les temps de jeux dédiés, les récompenses quotidiennes ou récurrentes, les actions répétitives, la publicité forcée, les niveaux infinis, les temps d’arrêt imposés ou encore l’impossibilité de sauvegarder ou de mettre pause


Dark patterns fondés sur l’argent avec des mécanismes comme le « pay to skip », les monnaies virtuelles intermédiaires, le play to win, les offres temporaires artificielles, les achats accidentels, les frais récurrents ou paris/lootboxes, « power creep » et dévaluation d’achats de contenus in-game, pay wall, aversion au gaspillage, astuces d’ancrages

Dark patterns fondés sur des critères sociaux avec des pyramides sociales (invitation d’amis pour des avantages, obligation de jouer en même temps que d’autres personnes), spam aux contacts, réciprocité, promotion de comportements antisociaux, peur de manquer un évènement, concurrence entre joueurs, etc.

Dark patterns psychologiques intégrant des éléments tels que la valorisation de votre compte (temps, argent, trophés,etc.), les badges et courbes de progression, les collectibles, fausses informations (illusion de performance), récompenses aléatoires, manipulations esthétiques, biais de fréquences, etc.

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Monétisation du jeu et pratiques commerciales agressives : un équilibre à trouver pour les éditeurs

Dans le secteur du jeu vidéo mobile, il est fréquent de constater au sein de certains titres de jeux vidéo des mécanismes de « Bait and switch » : il s’agit d’un détournement d’une action de l’interface, dont le résultat n’est pas celui initialement désiré. En l’espèce, une validation plutôt qu’une annulation, une confirmation de commande à la place d’une simple vérification de panier, etc. L’idée sous-jacente est d’utiliser un conditionnement psychologique via une habitude visuelle, comme une couleur particulière ou un emplacement spécifique.

Il en est de même des « Fake Urgency » intégrant des comptes à rebours, mentions alarmantes sur la prochaine indisponibilité de certains contenus et offres spéciales avec date limites floues dans le but d’accélérer la transformation d’un panier en achat.

Les collections – Collectibles de contenus sont également largement répandues dans certains jeux, tirant parti de l’anxiété de manquer quelque chose. Leur accès est souvent corrélé à des évènements limités dans le temps et imposant une reconnexion régulière des joueurs.

NFT & Loot boxes. Des formes de dark patterns sanctionnés dans le monde

Apparues dans les années 2010, les pochettes/coffres à surprises virtuels baptisés « Loot Boxes » consistent à proposer au joueur, sous réserve de payer une somme d’argent, un avantage, généralement d’objets virtuels, présentés sous la forme de packs bonus, offrant au joueur une amélioration aléatoire dans le jeu : nouvelles cartes, personnages, objets, mécanismes de jeux, etc.

La proximité entre les loot box et les jeux d’argent ont conduit plusieurs états à réglementer ou sanctionner ces modes d’achats de biens virtuels.  

En France, l’Autorité Nationale des Jeux a ainsi proposé trois critères permettant de catégoriser les loot boxes en fonction de l’existence de paiements pour leur accès, le gain aléatoire et la possibilité de revendre en monnaie réelle les gains remportés.

Esport & jeux vidéo - Loot boxes & monétisation de contenus - DLC, Pay to Win, Publicité, etc.

Dynamic pricing : des prix personnalisés pour les joueurs

Le concept renvoie à des stratégies économiques et marketing d’adaptation du prix en fonction de l’offre et la demande. Théorisés pour l’offre d’énergie puis étendue dans le secteur aérien, ce format s’est particulièrement développé à travers la vente en ligne et le commerce électronique. Ces nouveaux modes de tarification ont vocation à s’intensifier avec l’intégration des outils d’intelligence artificielle.

L’intérêt économique pour les entreprises est majeur : mise à jour instantanée des prix et flexibilité, réduction des couts, augmentation de la satisfaction client, etc.

Le système de prix dynamique peut intégrer des outils d’analyses des consommateurs / internautes pour adapter les offres sur la base de critères variées : comportement sur Internet, localisation géographique, profil socio-démographique, etc. Si l’équilibre recherché entre la demande d’un client et l’offre d’un tarif proche de ses attentes est fine, le risque d’une manipulation abusive de ce dernier à travers des formes de dark patterns ou procédés manipulatoires emporte des conséquences juridiques.

Digital Service Act & Interdiction des dark patterns

Le récent Digital Service Act, entré en vigueur le 17 février 2024, a intégré les risques liés à ces pratiques interdisant formellement la conception, l’organisation et l’exploitation d’interfaces en ligne ayant vocation à tromper ou manipuler les consommateurs « en altérant ou en compromettant leur autonomie, leur capacité de décision ou leurs choix » (Art. 25, DSA).

Sont visés à travers cette législation non seulement l’information sincère et loyale apportée au consommateur mais également le dispositif interactif qui la met en valeur soulevant toutefois les interrogations quant à la difficulté de les identifier et d’en mesurer les effets. Les associations de consommateurs ont constaté à ce jour leur absence d’efficacité à pouvoir analyser et traiter les corrélations entre les services proposés et les tarifs envisagés, modulés constamment par les plateformes.

Cette réglementation s’inscrit avec le Digital Market Act dans la continuité initiée par le Règlement Général pour la Protection des Données (RGPD) guidant une meilleure protection des internautes et consommateurs face aux abus constatés dans les pratiques des services numériques et les méthodes de design de services ont été détournés au détriment des utilisateurs.

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Epic Games : un studio plusieurs fois condamné pour pratiques déloyales

Le 14 mai 2024, l’Autorité néerlandaise des consommateurs et des marchés (ACM) a condamné Epic Games à plus d’un million d’euros d’amende pour pratiques commerciales déloyales.

Guidé par une protection des consommateurs particulièrement vulnérables – les enfants mineurs – l’ACM a jugé que les offres de certains contenus in-game apparaissent comme déloyales et contraire à la diligence professionnelle. En effet, pousser des mineurs à l’achat en jouant sur la rareté d’un item, des timers qui faisaient pression sur les mineurs, et les boutons « buy the battle pass » omniprésents ont été interprétés comme encourageant les consommateurs à des achats impulsifs.   

Fin 2023, Epic Games fut également condamné par la Federal Trade Commission (FTC) dans le cadre de sa politique anti dark patterns, en application de la section 5 (a) du FTC Act qui prohibe les pratiques injustes ou trompeuses.

La Federal Trade Commission a finalisé une ordonnance exigeant que le fabricant du jeu vidéo Fortnite, verse 245 millions de dollars aux consommateurs pour régler les accusations selon lesquelles l’entreprise a utilisé des interfaces truquées pour inciter les joueurs à faire des achats non désirés et laisser les enfants accumuler des frais non autorisés sans aucune implication parentale.

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Dark patterns sur Fortnite : Protéger les enfants consommateurs

Dans son rapport sur les « dark patterns », la FTC en identifie quatre catégories particulièrement répandus et problématiques : la tromperie des consommateurs et la publicité déguisée, le fait de rendre la résiliation difficile, le fait de dissimuler des termes clés et des coûts cachés, le fait de piéger les consommateurs pour qu’ils fournissent plus de données personnelles.

Concernant le jeu Fortnite, la FTC a ainsi constaté que :

  • L’achat pouvait résulter de la simple pression d’une touche réalisée pour sortir du mode veille ou encore d’une touche adjacente à la touche de validation lors de la consultation d’un objet virtuel.

L’utilisation de configuration contre-intuitive, incohérente et déroutante des boutons de Fortnite pouvant conduire auraient entrainé des centaines de millions de dollars de frais non autorisés par les consommateurs.

  • Epic Games suspendait les comptes de joueurs se plaignant de la transaction pour fraude.

Jusqu’en 2018, l’interface de Fortnite permettait aux joueurs y compris mineurs d’acheter des monnaies virtuelles pour la souscription de contenus in-game sans le consentement des propriétaires des moyens de paiement.

En réponse à des contestations de frais non autorisés, Epic verrouillait les comptes de joueurs concernés ou mettait en garde de sanctions discrétionnaires – bans temporaires ou permanents – en cas de nouvelle contestation reçue.

  • Les options d’annulation d’achat et demande de remboursement étaient difficiles d’accès.


[1] Art L. 121-1 al 3 du code de la consommation

[2] Protéger les joueurs et encourager la croissance du secteur des jeux vidéo | Actualité | Parlement européen (europa.eu) – Résolution du Parlement européen du 18 janvier 2023

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Publié le : 23/10/2024

PX Chomiac de Sas