Décisions de justice et Open Data. Les 27 et 28 novembre prochains s’ouvre la troisième édition du Village de la LegalTech regroupant l’ensemble des acteurs impliqués dans les technologies appliquées au droit. Le terme « LegalTech » regroupe ainsi d’une part les acteurs historiques et professionnels du droit, et d’autre part l’ensemble des entreprises et startup développant des outils numériques innovants – rédaction d’actes et documents juridiques, information juridique, mise en relation BtoC, BtoB, et.
La récente politique française d’ouverture des données publiques a de fait ouvert un nouveau marché particulièrement convoité : celui de l’accessibilité des données juridiques.
Regroupant entre autre l’ensemble des décisions juridiques, les perspectives d’analyse et de traitement de ce type d’informations intéressent particulièrement tous les acteurs du droit. La sensibilité de ces données impose une régulation du marché (I), qui révèle déjà les premiers conflits liées aux pratiques des nouvelles start-up face aux acteurs traditionnels (II).
Une régulation de l’accessibilité des données juridiques
L’accès aux données publiques est aujourd’hui autorisé par un dispositif législatif (A) dont certains aspects comme les données judiciaires sont encore limités (B).
La consécration législative de l’accès aux données publiques
Historiquement, la communication de documents publics imposait une demande auprès de l’administration, cette dernière pouvant ignorer ou refuser la requête. Le contrôle de ces procédures était assuré par la Commission d’accès aux documents administratifs – CADA – avant la saisine du tribunal administratif.
Dans le cadre d’une politique d’ouverture des données publiques, la loi pour une République numérique a institué dans ses articles 20 et 21 la mise à disposition du public à titre gratuit – en « open data » – de l’ensemble des décisions de justice aussi bien judiciaires qu’administratives.
Un rapport baptisé « L’open data des décisions de justice », remis le 9 janvier 2018 au garde des sceaux, était destiné à étudier les modalités d’ouverture au public des décisions de justice. Le groupe de travail a préconisé sur ce point plusieurs recommandations.
Il apparaissait important de renforcer les techniques de « pseudonymisation » des décisions, réguler les algorithmes exploitant les données issues de décisions, définir un contrôle de l’open data par les Cour de cassation et Conseil d’Etat.
Dans ce contexte et à la suite de disposition de la Loi sur la protection des données garantissant le respect de la vie privée et l’anonymisation des décisions, le projet de loi « de réforme pour la justice » présenté le 20 avril 2018 en conseil des ministres propose aujourd’hui de compléter le cadre légal existant autorisant la communication de copies des décisions de justice « sous réserve des demandes abusives, en particulier par leur nombre ou par leur caractère répétitif ou systématique ».
En dépit de l’existence de ces nouvelles dispositions, de nombreux documents publiques, notamment des décisions de justice ne sont encore pas diffusées spécialement celles de première instance.
Les données judiciaires : une protection accrue
Largement approuvée, la mise en place de l’open data appliqué aux données juridiques constitue « une source d’une meilleure prévisibilité du droit et d’un renforcement de l’égalité de traitement des justiciable ».
Elle présente ainsi un intérêt considérable pour l’analyse, la convergence des jurisprudences et des pratiques sur l’ensemble du territoire. Des problématiques sont cependant apparues justifiant un encadrement plus strict de son accessibilité.
Juridiquement, les règles de publicité étant plus contraignantes en matière judiciaire, notamment les exceptions en matière de contentieux civil ou pénal par rapport aux décisions administratives, justifient un traitement dérogatoire.
De même, la publicité des décisions doit être conciliée avec d’autres droits fondamentaux tels le respect de la vie privée et la protection des données à caractère personnel. La pseudonymisation dans les décisions, le retrait du nom des professionnels de la justice restent à ce jour des enjeux que le législateur n’a pas encore réglé.
Plus généralement, les garanties juridiques et la sécurité des justiciables semblent constituer l’élément principal justifiant cette réglementation de l’accessibilité, comme le montre les récents débats parlementaires liées à l’open data des données judiciaires.
Face à ces inquiétudes, les nouveaux acteurs, handicapés par l’absence de garanties légales liées à leur profession, encouragent la mise en place de chartes éthiques, labels de qualité et autres modes de régulation parmi lesquels des certifications facultatives des plateformes de résolution amiable des litiges.
Si l’intégration de ces nouveaux acteurs ne pose aucune difficulté lorsque leur activité se cantonne à des prestations annexes ou support des métiers réglementés d’avocat, notaire, juge, etc. ne pose aucune difficulté, celles cherchant à pénétrer, par tous moyens le marché des activités juridiques demeurent problématiques et potentiellement source de conflit.
La confrontation des acteurs du droit
L’intérêt économique du nouveau marché des données juridiques publiques a permis l’essor de très nombreuses start-up proposant des solutions technologiques afin de récupérer et traiter ces nouvelles données.
C’est le cas de la plateforme Doctrine.fr spécialisée dans l’accessibilité des décisions de justice (A), dont les pratiques de récupération ont provoqué une réaction particulièrement violente des acteurs traditionnels du droit (B).
La course aux décisions de justice : Doctrine.fr
Les jeunes entreprises liées au droit représentent aujourd’hui 75 % des acteurs contre 25 pour les professions réglementées – avocats, notaires, juges, universitaires – et acteurs traditionnels, principalement les éditeurs juridiques.
Doctrine.fr est une plateforme en ligne, éditée par la société Forseti, ayant connu un développement considérable au cours des dernières années, proposant un accès à une base de décisions de justice impressionnante.
La grande différence du volume de décisions des bases de données entre Doctrine.fr et ses concurrents, éditeurs juridiques historiques, a éveillé des soupçons. Bénéficiant d’un partenariat avec Infogreffe, groupement d’intérêt économique des greffiers des tribunaux de commerce, Doctrine.fr a pu partiellement justifier l’étendue de sa base de données.
Cependant, plusieurs enquêtes ont mis en lumière l’existence de pratiques de récupération de décisions de justice excessives. Par l’intermédiaire de noms de domaines proches d’institutions universitaires et cabinet d’avocat, les greffes des juridictions françaises ont ainsi reçu un nombre massif courriels demandant la communication de décisions de justice.
Les propriétaires de ces noms de domaines se sont révélés être les associés fondateurs de Doctrine.fr par l’intermédiaire d’une société anglaise[19].
Assimilable au « typosquatting », ces pratiques sont fréquemment analysées comme des actes de manipulation à des fins d’escroquerie, permettant de mettre en confiance les destinataires des communications et ainsi les tromper. Les pratiques de récupération de la plateforme ont ainsi très vite été dénoncées par les acteurs traditionnels du droit.
Open Data : Une riposte des acteurs traditionnels contre les abus
Suite à ces révélations, de nombreux éditeurs juridiques se sont manifestés pour dénoncer ces « pratiques agressives et non éthiques » et poursuivre en justice Doctrine.fr pour concurrence déloyale, parasitisme voire contrefaçon. Ces derniers ont également critiqué l’accord contestable passé avec Infogreffe.
Devant l’étendue des révélations, le groupement des greffes aurait finalement résilié son partenariat avec Doctrine.fr. Autorisée par le Tribunal de commerce de Paris, huissiers et experts informatiques se sont présentés, vendredi 5 octobre, dans plusieurs locaux de la société Forseti, afin d’avoir accès aux serveurs de la société.
De même, informé de ce processus d’automatisation de l’usurpation massive de la qualité d’avocat et d’identité de professionnels ayant prêté serment, le Barreau de Paris a également décidé de poursuivre pénalement Doctrine.fr. Usurpation d’identité d’avocat, escroquerie, vol et maintien frauduleux dans un système informatique et son recel, contre lequel Doctrine.fr se défend invoquant des partenariats avec des avocats demandant pour leur compte des décisions de justice.
En prévision d’autres affaires impliquant des startups cherchant à obtenir massivement des décisions de justice, l’ajout des réserves du projet de loi se révèle opportun, la demande de diffusion ne pouvant se faire par des biais répétitif ou systématiques sans être qualifiée d’abusive.